Brève mise au point sur le thème du concours de BD du CRIF
En cette année de commémoration du 80e anniversaire de la découverte d’Auschwitz par des soldats de l’Armée rouge, le 27 janvier 1945, la commission « éducation, mémoire et transmission » du CRIF Marseille-Provence propose un concours de bande dessinée sur le thème : Survivre à Auschwitz : le retour et l’accueil des rescapés juifs dans la France libérée. Ce sujet a été choisi pour examiner les premiers stades de la formation de la mémoire de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, une époque où elle n’était pas encore désignée sous le nom de « Shoah ». Les candidats sont invités à réfléchir et à s’approprier quelques-uns des renouvellements qui ont profondément transformé le regard jusque-là porté sur ces « premières mémoires »[1]. Quels sont ces renouvellements et pourquoi remettent-ils en cause notre représentation de l’accueil des rescapés juifs dans la France libérée ?
L’histoire de la Shoah a fait — et fait encore — l’objet d’une chronologie stéréotypée dans laquelle l’immédiat après 1945 serait un temps de silence de la mémoire. Cette lecture est aujourd’hui doublement remise en cause.
Les témoignages sur les camps sont nombreux avant même le retour des déportés et ils se multiplient avec leur retour et plus encore après. Il est vrai que ces témoignages portent surtout sur les camps de concentration ; ce qui explique que l’univers concentrationnaire soit mieux connu que le génocide des Juifs. Et pour cause, sur les 75 700 Juifs qui ont été déportés de France et envoyés vers les camps de la mort, majoritairement à Auschwitz, seul un petit nombre en sont revenus — environ 2800 — et retrouvent la France en 1945. Cependant, contrairement à une légende tenace, ils ont d’emblée témoigné. Simone Veil en apporte la confirmation : « On entend souvent dire que les déportés ont voulu oublier et ont préféré se taire. C’est vrai sans doute pour quelques-uns, mais inexact pour la plupart d’entre eux. Si je prends mon cas, j’ai toujours été disposée à en parler, à témoigner. Mais personne n’avait envie de nous entendre. »[2] Elle ajoutait cependant que le silence était surtout installé dans les familles, parmi les proches ; sans doute parce que ces derniers avaient le souci de ne pas réactiver une douleur restée trop vive chez les rescapés. Mais si l’existence d’un tel « pacte de silence » dans le giron familial est à peu près avérée, c’est loin d’être le cas dans l’espace public.
En effet, à rebours d’une autre légende, tout aussi tenace, il est faux de prétendre que la parole des déportés, et tout particulièrement celle des rescapés juifs du génocide, n’aurait eu que peu de résonance auprès d’une opinion publique plus soucieuse de « tourner la page » que de remuer un passé douloureux encore vif. Un certain nombre d’ouvrages ont permis de remettre en cause cette légende, dont le livre précurseur de François Azouvi, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire[3]. Les travaux plus récents de Simon Perego, depuis sa thèse[4] consacrée aux pratiques mises en œuvre par les Juifs de Paris pour commémorer la Shoah depuis 1944, sont venus corroborer les analyses de François Azouvi. Il s’appuie sur les sources produites par les organisations et les associations représentatives des migrants venus d’Europe orientale, notamment le Bund, pour montrer que ces Juifs de Paris, « loin de se détourner du terrible souvenir de la Shoah, s’y confrontent de diverses manières, notamment en mettant en œuvre avec soin et piété des cérémonies dédiées à la mémoire des victimes du génocide, des héros de la Résistance juive et des grands événements symbolisant leur martyre. »[5] Dans un registre analogue, l’historien Sébastien Ledoux[6] rappelle que dès 1946 eut lieu la première commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv. Dans les années suivantes, celle-ci allait rapidement être prise en charge par des associations qui, comme l’Amicale des anciens déportés juifs de France (AADJF), sont nées (dès 1945 pour l’AADJF) pour venir en aide aux rescapés, soutenir les familles des victimes et perpétuer le souvenir du génocide. Cependant, au cours de ces premières années, la présence des pouvoirs publics aux commémorations de la rafle du Vel’ d’Hiv est plutôt rare. Malgré leurs efforts, les associations n’arrivent pas à les attirer avant le début des années 60. Ce n’est qu’à partir de cette époque que la mémoire de la Shoah a progressivement gagné en visibilité et en importance sur la scène publique.
La place aujourd’hui prise par la Shoah dans la conscience que nous avons du génocide fait oublier la très grande diversité des rapports au passé qui a caractérisé l’après-guerre. Si chacun convient que les mémoires individuelles et familiales ont eu une grande force dans les premières représentations du passé, il ne faut pas négliger le fait qu’elles furent aussi influencées par un monde associatif encore très marqué par les traditions linguistiques et politiques de communautés venues d’Europe orientale. Le yiddish était encore très présent dans la langue et la culture de ces communautés et les oppositions entre sionisme et socialisme toujours vives dans un monde à l’orée de la guerre froide. Certes, il ne sera pas facile de faire entrer les élèves dans la complexité des « niveaux de mémoire » du génocide. Néanmoins, au moment de remémorer par une bande dessinée le retour et l’accueil d’un rescapé ou d’une rescapée, il ne serait pas inutile de leur rappeler que la tentation de l’oubli était complètement étrangère à ces survivants et qu’il y avait déjà un monde juif avide de savoir. Les souvenirs du génocide étaient loin d’être unifiés dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui LA mémoire de la Shoah.
Gérald Attali
Pour le comité d’organisation du concours de BD du CRIF Marseille-Provence
13/12/2024
[1] Première(s) mémoire(s) : les Juifs de France et la Shoah, de la Libération à la guerre des Six Jours, Archives Juives, 2018/2 Vol. 51. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/revue-archives-juives-2018-2?lang=fr
[2] Simone Veil citée in : Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Hachette Littératures, 2003.
[3] Fayard, 2012.
[4] Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah (1944-1967), ouvrage publié en 2020 chez Champ Vallon, tiré de sa thèse de doctorat.
[5] Simon Perego, Commémorer la Shoah dans la France de l’après-guerre (Paris, 18 avril 1952), Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 11/12/23, consulté le 10/12/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/22229
[6] Ledoux Sébastien, Silence et oubli de la mémoire de la Shoah : une « illusion » historiographique ? Revue En Jeu. Histoire et mémoires vivantes, 2013. https://en-jeu.numerev.com/articles/revue-2/1616-silence-et-oubli-de-la-memoire-de-la-shoah-une-illusion-historiographique