L’UNRWA ou la confusion des causes

« Dans un Moyen-Orient traversé par de multiples crises, le rôle de l’UNRWA est plus que jamais indispensable. » C’est ainsi que s’exprimait François Delattre, représentant permanent de la France auprès des Nations unies, lors de la conférence des donateurs de l’UNRWA le 25 juin 2019. Il réaffirmait la confiance de la France — et celle de beaucoup de diplomates dans le monde — à l’égard de l’action humanitaire de l’UNRWA perçue comme indispensable à la stabilité du Proche-Orient. L’avis des officiels israéliens est tout autre. S’exprimant en décembre dernier, le ministre israélien des Affaires étrangères, Eli Cohen affirmait : « L’organisation [l’UNRWA] éduque à l’incitation au terrorisme et ignore l’utilisation cynique par le Hamas des habitants de Gaza comme boucliers humains. » Comme beaucoup d’Israéliens, il considère que « l’UNRWA fait partie du problème et non de la solution ».

Ces derniers temps, la critique de l’UNRWA a pris une dimension nouvelle. Beaucoup de pays donateurs découvrent et condamnent la participation de nombreux salariés de l’agence onusienne au pogrom du 7 octobre ; beaucoup s’interrogent sur la pertinence de maintenir leur contribution financière quand d’autres la suspendent. Cette situation était-elle prévisible ? L’UNRWA a-t-il été instrumentalisé à d’autres fins que l’ambition humanitaire qui a présidé à sa création ?

L’UNRWA et la question palestinienne

L’UNRWA n’est pas la plus connue des institutions mises en place dans le sillage du système des Nations unies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quand, pourquoi, comment est né l’UNRWA ? Répondre à ces questions impose d’examiner le contexte de l’immédiat après-guerre, mais aussi le mandat qui lui fut confié par l’ONU à sa création.  

Du contexte international…

Dans l’Europe dévastée par la guerre, le problème des millions de personnes déplacées a été au cœur des préoccupations de l’Organisation des Nations unies. Il ravivait le souvenir de l’incapacité des démocraties libérales à mettre en œuvre une politique d’accueil des exilés juifs fuyant l’Allemagne nazie dans les années 1930. C’est pour éviter la résurgence de problèmes aussi dramatiques qu’est créée en 1946 l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR). Du fait de son impuissance, celle-ci fut remplacée dès 1949 par un Haut-Commissaire aux Réfugiés (HCR) nommé par l’Assemblée générale et placé auprès du Secrétaire général de l’ONU. Sa première tâche fut de concevoir une convention internationale sur les réfugiés, mais celle-ci ne fut adoptée qu’en 1951. Elle repose sur une définition du réfugié qui vise à lui assurer une protection juridique par un statut le reconnaissant comme une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Il faut noter que la protection n’est accordée qu’à titre individuel. « Appartenir à une communauté persécutée ne suffit pas, il faut prouver que le danger est actuel et personnel. »[1] Cependant, à cette date, une autre définition a cours, créée pour les besoins spécifiques des Palestiniens qui ont fui la Palestine vers les pays arabes voisins à la suite de la guerre israélo-arabe de 1948.

… au contexte proche-oriental

Cet épisode historique est aujourd’hui l’enjeu d’un conflit mémoriel majeur entre Palestiniens et Israéliens. Pour les premiers, il s’agit de la « Nakba », la catastrophe. Si le terme a été initialement inventé[2] pour qualifier l’ampleur de la défaite des Arabes, il est devenu aujourd’hui un synonyme de l’exode des Palestiniens ; la mémoire collective palestinienne ne retenant de cet épisode que la contrainte exercée par les Israéliens pour les chasser le leurs terres — ce que confirment les historiens. Pour les Israéliens, l’exode des Palestiniens a été encouragé par les États arabes — ce que confirment aussi les historiens — qui ont fait miroiter une victoire rapide de leurs armées et leur ont interdit toute intégration dans les pays d’accueil, à l’exception de la Jordanie. Cette prohibition a contribué à nourrir un droit au retour des Palestiniens dont l’ONU a reconnu la légitimité dans l’article 11 de sa résolution 194, adoptée le 11 décembre 1948.

« L’Assemblée générale.

Décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les Gouvernements ou autorités responsables ».

La création de l’UNRWA ne saurait s’expliquer seulement par la guerre 1948 et ses conséquences. Elle résulte également de la volonté des États-Unis de s’imposer comme un acteur incontournable sur la question des réfugiés palestiniens. Si le dessein d’œuvrer à une cause humanitaire ne peut être mis en doute, on ne peut écarter l’impact de la guerre froide qui en est à ses débuts ; les Américains veulent à tout prix éviter que l’URSS intervienne dans un Proche-Orient où elle est encore peu impliquée. Ils ont un temps imaginé régler le problème des réfugiés en leur proposant un rapatriement partiel d’un quart à un tiers d’entre eux dans les pays arabes du Moyen-Orient. Proposition inacceptable pour ceux-ci, car elle reviendrait à reconnaître l’existence d’Israël, mais également pour les Israéliens qui refusent de la mettre en œuvre tant que leur pays sera en butte à l’hostilité de ses voisins. Cette situation fait craindre que l’assistance ne devienne durable et maintienne des populations dans une oisiveté préjudiciable au règlement de la question palestinienne. C’est ainsi que s’impose la solution économique qui consisterait à impliquer les réfugiés dans la réalisation de projets économiques afin d’encourager leur intégration dans les pays d’accueil.

Il faut bien l’admettre l’implication de l’ONU et, plus encore celle des États-Unis, dans l’assistance apportée aux réfugiés palestiniens ont été accueillies avec une grande satisfaction. Par les États arabes qui ont fait du maintien des camps un moyen de pression sur Israël en refusant d’intégrer les Palestiniens, mais aussi par Israël qui n’était pas mécontent qu’une agence de l’ONU subvienne aux besoins élémentaires des Palestiniens. Pourquoi et comment ce consensus s’est-il délité ?

Les « réfugiés de Palestine » selon l’UNRWA

Dès sa création, l’UNRWA a été conçu pour être à la fois un office de secours, mais aussi un instrument d’intégration pour les réfugiés palestiniens, notamment par une insertion dans le tissu économique et social des pays d’accueil. Cela apparaît nettement dans le nom qui lui est donné à sa fondation en 1949 ; United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient). Créé que pour une durée limitée, l’Office allait toutefois prendre une décision lourde de conséquences pour l’avenir. En effet, l’UNRWA retient une définition du réfugié palestinien différente de celle qui sera adoptée quelques mois plus tard dans la convention internationale sur les réfugiés. Sont considérées comme réfugiés palestiniens par l’UNRWA toutes les personnes contraintes de quitter la Palestine mandataire à cause de la guerre israélo-arabe, mais également leurs descendants directs. L’enregistrement auprès de l’UNRWA crée ipso facto un statut qui se transmet de génération en génération. En contradiction avec le souci initial d’intégration, même des Palestiniens ayant obtenu la nationalité de leur pays d’accueil — ce qui a été le cas en Jordanie — continuent d’être enregistrés auprès de l’UNRWA comme « réfugiés de Palestine ».

Cette extension aux descendants a eu pour conséquences d’une part de créer un droit à une assistance de l’UNRWA d’abord à 700 000 Palestiniens et aujourd’hui à près de 6 millions, soit la moitié des Palestiniens dans le monde ; d’autre part, le mandat de l’UNRWA, initialement temporaire, a été régulièrement renouvelé tous les trois ans ; enfin, le droit au retour, légitimé par la résolution 194, est devenu la revendication majeure des Palestiniens.

En adoptant une définition extensive, l’UNRWA a généré une situation juridique bien différente de celle qui a cours dans le reste du monde : le statut de réfugié n’étant plus strictement individuel, il a fait des Palestiniens une « communauté persécutée » et a pérennisé leurs camps quand partout ailleurs ils n’étaient — et ne sont aujourd’hui encore — que transitoires.

L’UNRWA et l’assistance aux Palestiniens

Quelques chiffres permettent de prendre la mesure de l’importance acquise par l’UNRWA dans l’assistance aux réfugiés palestiniens. L’Office, né de la volonté d’apporter les premiers secours à des populations en détresse, offre aujourd’hui une gamme de services très divers qui s’insèrent dans une politique globale de développement humain.

L’UNRWA : un office de secours en situation d’urgence

L’agence déploie son activité dans 58 camps disséminés en Cisjordanie (19), en Syrie (9), au Liban (12), en Jordanie (10) et à Gaza (8). Au total, près de 6 millions de « réfugiés de Palestine » bénéficient de l’aide des personnels de l’UNRWA qui sont eux-mêmes dans leur immense majorité des réfugiés palestiniens.

L’aide alimentaire d’urgence continue d’être l’un des services majeurs assurés par l’Office. Si l’attention de l’opinion publique internationale est focalisée sur Gaza et la Cisjordanie du fait de la guerre avec Israël, la situation des Palestiniens dans les camps des pays limitrophes d’Israël n’est guère facile ; beaucoup continuent de dépendre de cette aide alimentaire d’urgence. La crise humanitaire que traverse la Syrie, déjà en proie à une guerre civile, s’est aggravée avec les tremblements de terre qui ont frappé le pays en février 2023. La situation n’est pas meilleure au Liban, où l’effondrement de l’économie affecte plus particulièrement les réfugiés de Palestine, qui constituent de longue date une population fragilisée, parce que discriminée. Contrairement au Liban et à la Syrie, la Jordanie a octroyé la nationalité jordanienne et les mêmes droits aux quelque 2,3 millions réfugiés palestiniens qui vivent en Jordanie et sont enregistrés auprès de l’Office. Seuls 178 000 réfugiés qui ont fui Gaza en 1967 et 20 000 autres chassés par la guerre civile en Syrie n’ont pas la nationalité et sont marginalisés au point de dépendre presque exclusivement de l’aide de l’UNRWA[3].

Des services initialement destinés à préparer l’intégration des Palestiniens dans les pays d’accueil

Si l’aide alimentaire d’urgence continue d’être indispensable aux réfugiés, elle n’est toutefois qu’une facette de l’action humanitaire conduite par l’Office. Celui-ci a développé au profit des Palestiniens un ensemble de services qui sont normalement ceux qu’assurent des États. Ils concernent la santé, l’éducation, l’emploi et la lutte contre la pauvreté.

L’Office s’appuie largement sur les résultats obtenus dans ces domaines devenus stratégiques dans sa communication en direction des donateurs, notamment dans les domaines sanitaire et éducatif.

Administrant 140 centres de santé, répartis sur l’ensemble des territoires dans lesquels il exerce son mandat, l’Office assure des soins de santé primaires tels que des examens médicaux, des campagnes de vaccination ou des services de radiologie. En 2022, la presque totalité des enfants de moins de 12 mois a bénéficié de la couverture vaccinale mise en place par l’Office. Ce dernier vient également en aide auprès des réfugiés qui ont besoin de soins plus importants nécessitant une hospitalisation dans les pays d’accueil ; 83 000 patients en ont bénéficié en 2022. L’éducation est une des actions majeures de l’Office au point de représenter 58 % de son budget. Il gère plus de 700 écoles et dispense gratuitement une éducation de base à plus de 500 000 enfants dans des écoles mixtes ; dans la seule bande de Gaza, il y a 183 écoles qui accueillent 286 000 enfants[4]. Cet effort est complété par des actions en vue de développer des formations techniques et professionnelles ainsi que des études universitaires. La presque totalité des employés locaux de l’UNRWA — enseignants, médecins, infirmiers, etc. — est issue de ses centres de formation ; une partie de cette main-d’œuvre migre vers les pays du Golfe pour y exercer des emplois qualifiés.

Dans la plupart des rapports destinés à rendre compte de son action auprès de l’Assemblée générale des Nations unies, l’Office insiste sur sa défense intransigeante des principes et valeurs de l’ONU qui le conduit à « appliquer une politique de tolérance zéro aux discours haineux et à l’incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. » Pour ses dirigeants, l’UNRWA ne concourt pas seulement au bien-être de populations nettement défavorisées par son action humanitaire, elle contribue également à la stabilité de la région et, par voie de conséquence, à la paix.

Si, à ses débuts, l’UNRWA a dû affronter la méfiance des populations arabes qui ont fui la Palestine, le déploiement de services, habituellement assurés par des États, a fait de lui une institution quasi étatique dotée d’un personnel presque entièrement local et, de ce fait, profondément enracinée dans la société palestinienne. Cette évolution n’a-t-elle pas périmé le principal objectif du mandat délivré par l’ONU en 1949, l’intégration dans les pays d’accueil et, par voie de conséquence, n’a-t-elle pas contribué à la persistance de la question palestinienne ?

De l’affichage des principes humanitaires à leur dévoiement

Parmi les principes qui doivent fonder l’action humanitaire, il y a l’impartialité et la neutralité. Ces principes commandent que la priorité de l’action soit l’assistance à des populations souffrantes dans le respect de leur dignité. Ils imposent aux acteurs de l’humanitaire de conduire leurs opérations en veillant à ne pas prendre parti dans les controverses politiques, religieuses, ethniques, etc., qui peuvent être au cœur d’une situation de conflit. Ce sont des principes auxquels l’Office prétend se référer dans sa communication. Sont-ils pour autant respectés par l’UNRWA dans sa pratique habituelle de l’action humanitaire et, par voie de conséquence, l’Office a-t-il réalisé son objectif d’intégration des réfugiés palestiniens dans les pays d’accueil ?

La constitution du personnel de l’UNRWA et ses conséquences

L’enracinement de l’UNRWA dans la société palestinienne a, tout d’abord, reposé sur la mise en œuvre de services qui lui ont assuré la confiance des Palestiniens. Confiance d’autant plus légitime aux yeux de ces derniers, que les actions de l’Office garantissaient l’avenir d’une cause dont certains aspects avaient été rendus saillants par les résolutions adoptées par l’ONU. C’est le cas de l’article 11 de la résolution 194 qui justifie « le droit au retour ». Ainsi, tandis que l’Office prétendait encourager l’intégration dans les pays d’accueil en privilégiant la formation et le soutien aux projets économiques, beaucoup de Palestiniens ne voyaient dans leur enregistrement auprès de l’Office — et quelquefois un emploi dans ses services — qu’un moyen de conforter leur revendication au « droit au retour » en Palestine. Les services de secours mis en place par les Nations unies ne furent conçus que comme une juste compensation à la responsabilité de ces dernières dans leur exode. Comme le résume Jalal Al Husseini dans un article déjà ancien[5] : « Plus qu’une pièce documentaire confirmant leur éligibilité à des services de base, elle [la carte d’immatriculation à l’UNRWA] a été considérée comme un véritable “passeport pour la Palestine” ». Sur ce point précis, l’intégration collective des Palestiniens dans les pays d’accueil, l’échec de l’UNRWA est patent, car la plupart des camps sont devenus des lieux de cristallisation d’une conscience nationale fondée sur le souvenir de l’exode et rivée à un objectif, le retour en Palestine.

Le recrutement d’un personnel local — massivement parmi les réfugiés eux-mêmes — pour assurer les services de l’Office a, d’autre part, largement contribué au renforcement de l’identité nationale, notamment auprès des jeunes générations qui n’avaient connu pas l’exode et encore moins, la Palestine mandataire. Ce sont elles pourtant qui vont, dans les années suivantes, préférer l’identification à la cause palestinienne plutôt que l’intégration dans les pays d’accueil. Ces générations ont largement profité des services de l’UNRWA, tout particulièrement, dans le domaine de l’éducation. Le rôle des enseignants, salariés par l’Office, a depuis longtemps été pointé dans la perpétuation d’une identité palestinienne contrecarrant l’intégration dans les pays d’accueil. Cependant, depuis quelques années, c’est sur la question des programmes scolaires enseignés dans les écoles de l’UNRWA que se focalise l’attention de l’opinion publique internationale.

Les écoles de l’UNRWA : libéralisme de façade sur fond d’endoctrinement

L’Office accorde une attention toute particulière à l’éducation délivrée dans ses écoles[6]. Celle-ci est soumise à une exigence : être conforme aux programmes des pays d’accueil pour que les élèves puissent passer « les examens d’État à la fin de chaque cycle et pour assurer la transition vers l’enseignement secondaire et supérieur du pays d’accueil » ; dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, les programmes sont ceux de l’Autorité palestinienne. Cette exigence se double d’une ambition qualitative : « coller » à des standards éducatifs internationaux qui privilégient la mise en activité des élèves et la formation de l’esprit critique. L’enseignement se doit de reposer sur les valeurs de l’ONU qui sont au fondement de la création de l’Office : « la neutralité, les droits de l’homme, la tolérance, l’égalité et la non-discrimination en matière de race, de sexe, de langue et de religion. » Néanmoins, l’UNRWA revendique également un enseignement attentif à « l’héritage et la culture palestiniens », car il correspond, selon lui, aux besoins d’apprentissage des élèves. Enfin, l’Office admet ne se livrer qu’à des « examens rapides de tous les manuels scolaires nouvellement publiés » sur la base de trois critères : « la neutralité […], le genre et l’adéquation à l’âge ».

Les travaux de l’Institut pour le suivi de la paix et de la tolérance culturelle dans l’enseignement scolaire (IMPACT-se)[7] ou ceux de l’Institut Georg Eckert pour la recherche internationale en matière de manuels scolaires[8] débouchent sur des analyses d’une réalité scolaire très éloignée des principes affichés.

L’UNRWA ne nie pas l’existence de « situations problématiques » dans ses écoles — l’incitation à la violence, la glorification du terrorisme, l’antisémitisme — et il s’efforce même de les résoudre. Cependant, ce qui est reproché à l’Office, c’est son manque de transparence dans la mise en œuvre des solutions qui sont appliquées. Cette opacité des procédures de contrôle de conformité aux valeurs de l’ONU jette le doute sur l’ensemble de l’action éducative entreprise par l’UNRWA. Cette méfiance s’est accrue avec l’enseignement à distance mis en place pendant la pandémie de Covid 19. En effet, si l’Office ne fabrique pas de programmes scolaires, en revanche, il a produit du matériel pédagogique pour accompagner les enseignants dans la mise en œuvre de l’enseignement à distance. Or, ces documents pour la classe, émis et validés par les personnels de l’UNRWA, se sont révélés être sur bien des points en contradiction avec les valeurs de l’ONU, car ils faisaient l’éloge des martyrs, appelaient au Jihad et incitaient à la violence.

Devant le tollé suscité par des contenus aussi contraires à la pacification des esprits, l’UNRWA a promis de les supprimer sans toutefois y réussir complètement[9] et ceci, pour une raison simple, c’est que la mise en œuvre des programmes et la mobilisation d’un matériel pédagogique dépendent largement de l’utilisation qu’en font les enseignants dans les classes ; or, ces derniers communiquent facilement sur les réseaux sociaux. Dans ce même rapport, postérieur au pogrom du 7 octobre, IMPACT-se présente les activités de certains d’entre eux qui démentent, par leurs propos haineux et leurs opinions extrémistes, la réserve que l’on serait en droit d’attendre de personnels d’une agence de l’ONU. Loin d’avoir incité à plus de retenue, le pogrom du 7 octobre a, au contraire, libéré une parole ouvertement antisémite. Celle-ci s’exprime sans fard dans la glorification des massacres perpétrés par le Hamas.

Les analyses du rapport vont bien au-delà des opinions formulées par les enseignants. Elles détaillent aussi le détournement de certains contenus proposés dans les manuels scolaires de l’UNRWA — dans toutes les disciplines — ou encore la mise en scène d’une mobilisation des enfants dans ses écoles, toujours en vue de nier l’existence d’Israël ou d’appeler à sa destruction. On reste confondu devant des pratiques pédagogiques qui apparentent l’éducation à un endoctrinement qui rappelle de tristes souvenirs et dément l’ambition de former l’esprit critique de futurs citoyens. C’est sans doute la critique la plus vive qui est faite à l’UNRWA ; celui-ci n’aurait pas seulement failli dans sa mission d’intégration des Palestiniens, il aurait également contribué à la persistance de la question palestinienne et alimenté un nationalisme revanchard et agressif. Il a toutefois fallu attendre l’annonce de l’implication de certains de ses employés dans les massacres du 7 octobre pour que d’importants pays donateurs[10] décident de suspendre leur financement de l’agence.

Conclusion

La situation que connaît l’UNRWA n’est pas totalement nouvelle. La suspension du financement américain en 2018, sous la présidence de Donald Trump, avait suscité les plus grandes craintes : l’agence n’était-elle pas menacée de disparaître ? Il n’en a rien été. Non seulement celle-ci a pu compter sur la générosité d’autres donateurs, mais quelques années plus tard, les États-Unis ont rétabli leur contribution, sous la présidence de Joe Biden. Néanmoins, la crise que traverse aujourd’hui l’UNRWA a une ampleur sans précédent. La plupart des contributeurs suspendent leur générosité aux résultats d’une enquête internationale. Il est peu probable, et surtout peu souhaitable, que l’assistance aux Palestiniens soit réduite à néant. Elle ne peut toutefois perdurer dans les conditions qui ont été les siennes depuis sa création.

Mais sur quelle base réviser les actions de l’UNRWA ? Par le passé, la promesse de paix inaugurée par les Accords d’Oslo signés en septembre 1993 avait entraîné une réorientation de son action et ouvert une phase transitoire. Il paraissait indispensable de recentrer l’assistance sur le développement économique et non plus sur les services — éducation, santé, etc. — devenus des prérogatives d’un État que l’on pensait à l’époque en gestation. On imaginait alors qu’une telle évolution devait invalider la procédure d’immatriculation aux bénéfices des services de l’UNRWA pour être remplacée par un accès aux services publics suivant la logique des besoins. Le recours à un recrutement local de personnels dédiés au fonctionnement des services ne pouvait que diminuer. Avec la perspective de la paix se profilait la fin de l’UNRWA. L’espoir fut de courte durée.

L’opinion publique internationale fait facilement grief à Israël d’avoir torpillé le processus de paix, surtout après l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Il est peu contestable que la situation des Palestiniens, notamment dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, loin de s’être améliorée après Oslo, s’est au contraire aggravée. L’espoir de paix n’a pas entraîné le développement économique, il l’a éloigné. Si la responsabilité du pouvoir israélien ne doit pas être diminuée, celle de l’Autorité palestinienne ne peut être écartée. Loin de s’être engagée dans la formation d’une nation palestinienne, elle s’est comportée à l’égard des réfugiés comme les autres États arabes qui abritent des camps palestiniens : elle a continué à les assimiler à des « réfugiés de Palestine » n’ayant d’autre destin que celui de retrouver les terres perdues en 1948. Il faut le reconnaître, l’Autorité palestinienne n’avait guère d’autre choix que celui de se faire « la gardienne du droit au retour », car elle a dû composer avec une société palestinienne plus attachée à l’application de la résolution 194 qu’à la reconnaissance d’un État palestinien.

Le pogrom du 7 octobre a entraîné le délitement de la confiance dont bénéficiait jusque-là l’UNRWA auprès des pays donateurs. Si le principe d’une assistance humanitaire n’est pas remis en cause, en revanche, il est désormais admis qu’une agence de l’ONU ne peut tout à fait confondre son avenir avec le devenir d’un nationalisme qui peut conduire aux pires extrémités. Les massacres commis par le Hamas imposent à la communauté internationale de mettre fin à la confusion qui existait jusqu’ici entre la défense de la cause humanitaire et celle de la cause palestinienne dans ce qu’elle a de plus mortifère. À cet égard, la crise est peut-être salutaire, mais le précédent des accords d’Oslo montre que le désengagement de l’UNRWA passe par l’établissement de la paix.

Gérald Attali

Co-Président de la Commission Mémoire du Crif Marseille Provence

4 février 2024


[1] https://www.vie-publique.fr/fiches/271190-comment-les-refugies-sont-ils-proteges-par-la-convention-de-geneve

[2] Dès 1948, par l’historien et diplomate syrien, Constantin Zureik.

[3] Tous les chiffres qui précèdent, ainsi que ceux qui suivent, sont extraits du Rapport du Commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, pour l’année 2022. Disponible à l’adresse https://www.unrwa.org/sites/default/files/2022_cg_reprt_to_the_ga_-_french.pdf

[4] Chiffres disponibles sur le site Internet de l’UNRWA : https://www.unrwa.org/how-you-can-help/how-we-spend-funds

[5] Jalal Al Husseini, L’UNRWA et les réfugiés palestiniens : Enjeux humanitaires, intérêts nationaux, Revue d’études palestiniennes, 2003. Disponible à l’adresse https://shs.hal.science/file/index/docid/383723/filename/article.pdf

[6] https://www.unrwa.org/what-we-do/education

[7] UNRWA Éducation : Textbooks and Terror, 2023. Disponible à l’adresse : https://www.impact-se.org/wp-content/uploads/UNRWA-Education-Textbooks-and-Terror-Nov-2023.pdf

[8] Georg Eckert Institute for International Textbook Research, Report on Palestinian Textbooks, 2021. Disponible à l’adresse : https://owncloud.gei.de/index.php/s/FwkMw8NZgCAJgPW

[9] Rapport d’IMPACT-se disponible à l’adresse : https://www.impact-se.org/wp-content/uploads/UNRWA_Report_2023_IMPACT-se_And_UN-Watch.pdf

[10] États-Unis, Canada, Australie, Royaume-Uni, Italie, Finlande, Pays-Bas, Allemagne et la France.

De la nécessité de renoncer au mythe d’une guerre courte


Guerre en Ukraine

S’il est un mot dont l’usage est galvaudé, c’est bien celui de guerre. Dernière illustration de cette réalité, le confinement justifié dans un discours prononcé le 16 mars 2020 où le président de la République martèle à plusieurs reprises « c’est la guerre ! » La guerre que mène la Russie contre l’Ukraine nous fait revenir au sens premier de conflit armé entre deux États (mais ça peut être aussi des empires, des tribus, etc.) et aux illusions qu’elle génère. Prenons quelques exemples.

Guerre éclair ? On la prédisait alors que l’invasion était imminente et que l’armée russe semblait capable de ne faire qu’une bouchée de la modeste armée ukrainienne. Le conflit semblait à ce point dissymétrique qu’il était difficile de prévoir une autre issue. Certes, Kiev pourrait tomber dans les heures qui viennent, mais après plus d’une semaine de combats, il est désormais acquis que la guerre sera beaucoup plus longue que ce que beaucoup d’experts avaient prévu.

Comment vit-on cette mutation ? On peut reprendre une opposition sur laquelle se sont penchés les historiens de la Première Guerre mondiale, celle qui sépare la guerre imaginée de la guerre réelle. Avant que la guerre ne débute et dans les premiers moments d’affrontement, la guerre est pensée à l’aide des représentations laissées par les conflits passés et avec une perception du déséquilibre des forces qui fait espérer — ou craindre — la défaite du plus faible des deux belligérants. Les destructions et les morts entraînés par le conflit sont généralement de terribles révélateurs d’un temps nouveau, celui de la guerre réelle. L’Europe n’ayant plus connu de conflit sur son sol depuis très longtemps, le choc entre guerre imaginée et guerre réelle n’en est que plus grand. C’est la stupéfaction qui prévaut. Le déploiement massif de forces conventionnelles, la volonté de chasser le pouvoir en place à Kiev, le bombardement de populations civiles et, depuis peu, les menaces sur des centrales nucléaires, tout cela traduit une « montée aux extrêmes » dont la rapidité ne peut qu’effrayer des sociétés jusque-là en paix.

À la dissymétrie des forces, s’ajoute une profonde différence de résolution de chacun des deux camps. Alors que la Russie a d’emblée affiché sa volonté d’aller, si nécessaire, jusqu’à une guerre absolue, la population ukrainienne a semblé être frappée de sidération dans les premiers moments de l’affrontement ; comme si les nombreuses épreuves qu’elle a déjà traversées — annexion de la Crimée, sécessions dans le Donbass, cyberattaques, etc. — ne l’avaient pas un peu préparée aux violences qu’elle affronte. Le rapport des forces pourrait-il s’inverser ? Difficile de répondre à une telle question pour le simple citoyen. Constatons cependant qu’un certain nombre de signes pourraient le laisser supposer.

Faute de moyens analogues à ceux de la Russie, l’Ukraine a tout à craindre d’une bataille décisive avec l’armée russe. La dissymétrie des forces lui impose de préférer l’embuscade au combat frontal, l’esquive au contact direct, l’escarmouche à l’offensive minutieusement préparée. C’est la voie dans laquelle elle semble vouloir s’engager en réclamant aux Occidentaux une livraison accrue de lance-missiles portables et la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Cette évolution coïncide avec une profonde mutation de l’attitude de la population ukrainienne. Si l’exode de civils a pris une ampleur considérable, il a surtout concerné les plus fragiles, les personnes âgées et les enfants. En refusant de quitter Kiev et en adoptant une communication martiale, le président ukrainien, Zelinski, a galvanisé l’esprit de résistance des Ukrainiens et mis fin à l’effet de sidération des premiers jours du conflit. Ce renversement d’attitude est sans doute l’aspect le plus important pour l’avenir de ce conflit, car si l’armée russe est constituée de bons professionnels bien équipés, elle combat dans le cadre d’une opération relativement lointaine un peuple qui lui a été longtemps présenté comme « frère » et qui, depuis peu, a pris conscience qu’il se battait pour sa survie. Si pour le pouvoir russe, la défaite n’est pas une option, elle pourrait ne pas l’être davantage pour la population ukrainienne.

Cette évolution montre que nous sommes sortis des illusions auxquelles les phases d’immédiate avant-guerre et d’entrée dans le conflit confèrent traditionnellement un bref épanouissement. Il n’aura fallu qu’une semaine pour que se dissipe le fantasme de la guerre éclair, moins d’une dizaine de jours pour que s’effondre la croyance dans une reddition rapide du peuple ukrainien et quelques heures de plus pour que s’estompe le mirage d’une guerre qui ne nous touchera pas.

Gérald Attali, 9/3/2022