Le ministre des Affaires étrangères allemand, Heiko Maas, a récemment reconnu que l’Allemagne avait commis « un génocide » en Namibie tout au début du XXe siècle. Dans une déclaration commune aux deux gouvernements, l’Allemagne s’engage à verser à la Namibie 1,1 milliard d’euros sous forme d’aides à son développement[1]. On ne peut que saluer un tel événement et constater un paradoxe. Ces gestes viennent, semble-t-il, tardivement donner un nom à des atrocités perpétrées à l’orée du XXe siècle, entre 1904 et 1908. La prise de conscience en Allemagne des conséquences d’un passé désormais lointain semble à la fois nouvelle et rapide. Ce contraste entre la longue persistance de l’oubli et l’accélération mémorielle récente interpelle. Comment expliquer le cheminement de la mémoire d’un génocide traditionnellement présenté par les historiens comme le premier du XXe siècle ? L’aide apportée à la Namibie permettra-t-elle de « panser les blessures » et de solder un passé dont la présence douloureuse semble avoir été récemment ravivée ?
L’Allemagne Wilhelmienne tard venue et tôt évincée du partage de l’Afrique
Au début des années 2000, dans une Allemagne depuis peu réunifiée, le génocide des Herero est inconnu de la plus grande partie de l’opinion publique, pour la simple raison que celle-ci méconnaît ou minore la place de l’Allemagne dans la colonisation de l’Afrique. Pour la majorité des Allemands du début du XXIe siècle, l’Allemagne ne pouvait avoir que peu compté dans le partage colonial puisque les vainqueurs de la Première Guerre mondiale s’étaient réparti les dépouilles de son empire colonial. Cette représentation du passé est-elle fondée ?
En partie, car l’Allemagne n’existe comme État-nation qu’au terme d’un processus d’unification qui prend fin le 18 janvier 1871 dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Il consacre la défaite de la France dans la guerre de 1870 et fait de Guillaume Ier de Prusse, l’empereur d’un nouvel Empire allemand. Une fois l’unité achevée, le chancelier Bismarck a pu engager le Reich allemand dans la conquête coloniale. Comme souvent, ce sont des missionnaires et des marchands qui, depuis le milieu du siècle, ont d’abord ouvert la voie à la colonisation du territoire, aujourd’hui appelé Namibie. Entrée tardivement dans la colonisation de l’Afrique, l’Allemagne manifeste très vite des ambitions coloniales. En 1884, Bismarck place sous protectorat le territoire qui allait devenir la colonie allemande du Sud-Ouest africain et, à la fin de l’année, il organise la conférence de Berlin. Celle-ci fixe des règles au partage de l’Afrique par les grandes puissances européennes. Dans cet espace immense qu’est le Sud-Ouest africain, les terres propices aux activités humaines sont au nord, coincées entre le désert côtier du Namib à l’ouest et le désert du Kalahari, à l’est. C’est là que vivent de l’élevage extensif les tribus Herero et Nama dont les pâturages sont peu à peu grignotés par des colons peu nombreux, mais que les richesses du sous-sol rendent plus avides.
Cette convoitise a largement contribué au soulèvement des Herero qui débute en 1904. L’historien[2] le présente comme une aubaine, car il aurait eu pour vertu d’accélérer l’accaparement des terres et, par voie de conséquence, la domination allemande ouvrant la voie à une colonisation de peuplement. Pourtant, dans l’affrontement qui commence, on aurait tort de ne voir qu’un simple conflit colonial. En effet, l’Allemagne Wilhelmienne de ce début du siècle est aussi celle de l’apogée d’un militarisme, devenu le ferment idéologique d’un impérialisme guerrier et raciste. Le général Lothar von Trotha, mélange de brutalité guerrière et de foi dans la supériorité de la « race blanche », est chargé de mater la rébellion. Il le fait avec la plus grande cruauté, n’hésitant pas, après avoir défait les troupes Herero à Waterberg[3] en août 1904, à pousser les derniers combattants vers le désert du Kalahari où ils disparaissent victimes de la faim et de la soif. Il n’en reste pas là et signe le 2 octobre, un ordre de destruction totale des Herero et menace leurs alliés, les Nama, du même sort. Hommes, femmes et enfants sont parqués dans des camps où les travaux forcés, la malnutrition et les mauvais traitements les promettent à une mort lente. Il est difficile d’évaluer avec précision l’ampleur du génocide. Néanmoins, quelques années après la fin du conflit colonial et la fermeture des camps, en 1908, un recensement réalisé par les autorités coloniales allemandes en 1911 constate que près de 80 % des Herero ont disparu.
La domination allemande est de courte durée. Dès 1915, à la faveur de la Première Guerre mondiale, le Sud-Ouest africain passe sous le contrôle britannique grâce à des troupes venues de l’Union sud-africaine qui est alors un des dominions de la Couronne anglaise. En 1920, c’est à cette même Union sud-africaine que la SDN confie un mandat pour gérer l’ancienne colonie allemande. Son histoire va désormais se confondre avec celle de l’Afrique du Sud et faciliter l’intégration de la petite communauté blanche d’origine germanique aux autres groupes européens, notamment afrikaners très soucieux de maintenir la domination blanche. Dérobade ou vérité, la brièveté de l’expérience coloniale est ordinairement invoquée en Allemagne pour justifier l’oubli qui a longtemps frappé la colonisation et ses effets dramatiques.
Reconnaître sans réparer ?
L’amnésie de l’opinion publique allemande contraste avec le patient travail accompli par les historiens, tout particulièrement après la chute du Mur. Néanmoins, celui-ci a tardé à percoler dans l’opinion publique allemande. Deux raisons sont traditionnellement avancées pour expliquer cette lenteur.
L’immigration d’origine africaine n’occupe en Allemagne, à la différence des autres puissances européennes, qu’une place relativement réduite du fait de la brièveté même de l’expérience coloniale. Il n’y a donc pas de communauté susceptible de porter la mémoire blessée des violences extrêmes commises en Afrique par le colonialisme allemand. D’autre part, le traitement mémoriel des crimes de masse perpétrés par le nazisme, traditionnellement présenté comme exemplaire[4], a eu aussi pour effet d’éclipser les autres atrocités commises en Afrique par le colonialisme, alors même que beaucoup d’historiens décèlent — Hannah Arendt en avait fait l’hypothèse — nombre d’éléments préfigurateurs de la Shoah. Si tous ne partagent pas l’idée d’une filiation entre l’impérialisme et le national-socialisme, leurs recherches ont nourri un débat[5] qui a largement contribué à faire mieux connaître l’histoire de la colonisation allemande.
Ainsi, contrairement à une idée reçue, la connaissance des massacres accomplis en Afrique par le colonialisme allemand est ancienne. De même, l’usage du terme « génocide » date déjà de quelques années. C’est en 2004, à la faveur de la commémoration du centenaire de la bataille de Waterberg, le 14 août 2004, que la ministre fédérale au Développement et à la Coopération économique, Heidemarie Wieczorek-Zeul, déclara « Les atrocités d’alors étaient ce que l’on qualifierait aujourd’hui de génocide […] Nous autres Allemands reconnaissons notre responsabilité politico-historique et éthico-morale et la faute qui incomba alors aux Allemands. » Depuis cette date, l’Allemagne n’a jamais fait machine arrière et n’a pas remis en cause l’usage du terme génocide dans ses négociations avec la Namibie. Elle a même réalisé des gestes d’une grande portée symbolique comme la remise à la Namibie des restes humains de victimes du génocide qui avaient été emportés pour étoffer des recherches sur les « races » ; recherches qui entretiennent de fâcheuses ressemblances avec ce qui deviendra la « science raciale » nazie.
En Namibie, la reconnaissance a été favorablement accueillie, mais c’est loin d’être le cas de l’aide au développement octroyée par le gouvernement allemand[6]. Dans cette affaire, l’usage du vocabulaire est important. Or, il faut noter que la déclaration n’use à aucun moment des termes « réparations » ou « indemnisations ». Naturellement, il ne peut s’agir d’un oubli, mais bien d’un choix politiquement fondé puisque le texte résulte de patientes négociations entreprises depuis plusieurs années entre les deux gouvernements. En bannissant ces termes, l’Allemagne veut d’abord se prémunir contre une extension des demandes de « réparations » venues de pays où les nazis sont accusés d’avoir commis des crimes de masse pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle veut surtout éviter de créer un précédent qui pourrait être utile à la cause de celles et ceux qui dénoncent les crimes coloniaux commis par d’autres puissances européennes.
Les descendants des survivants du génocide ont d’emblée marqué leur désaccord à l’égard d’une négociation à laquelle ils estiment avoir été trop peu associés et qui débouche sur une aide ridicule par son montant, au regard des crimes dont furent victimes leurs ancêtres, et injuste puisqu’elle ne leur est pas directement destinée alors même qu’elle sert les intérêts de l’économie allemande par les commandes qu’elle pourrait générer auprès des entreprises allemandes. Leur attitude est-elle déraisonnable ?
Certes, le traitement mémoriel des victimes de la Shoah que l’Allemagne a mis en œuvre après 1945 ne peut être élevé à la hauteur d’un modèle. Néanmoins, celui-ci apporte un certain nombre d’enseignements. Trois ans après sa naissance officielle (1949), la République fédérale d’Allemagne concluait avec le tout jeune État d’Israël un accord dit de réparations, le 10 septembre 1952. Comme avec la Namibie, aujourd’hui, cet accord a d’abord pris la forme d’une aide économique et commerciale directe vers Israël, contraint de surmonter son aversion pour l’Allemagne à cause des effets durables d’une coûteuse guerre d’indépendance. Outre cette dimension inter-étatique, l’accord comportait aussi un programme de compensation, connu sous le nom de Claims Conférence, qui permettait aux rescapés de la Shoah de réclamer des dédommagements qui leur sont directement versés avec l’appui et les conseils d’organisations juives chargées de définir et d’appliquer des critères d’éligibilité à une indemnisation individuelle[7].
« Comparaison n’est pas raison » ! Néanmoins, au regard de ce qui précède, les revendications des descendants des Herero et des Nama sont loin d’être extravagantes. Pourquoi l’Allemagne ne pourrait-elle pas réamorcer une démarche qu’elle a déjà su initier au profit des rescapés de l’Holocauste ? Les massacres accomplis dans le Sud-Ouest africain doivent-ils être oubliés au prétexte qu’ils ont été commis il y a plus d’un siècle et par une Allemagne, certes, bien différente de celle d’aujourd’hui ? Ce serait faire fi de l’imprescriptibilité qui s’attache désormais aux crimes contre l’humanité.
La récente tentative destinée à solder le passé pourrait ne pas être… la dernière.
Gérald Attali, président de la commission « mémoire, histoire et vérité » du CRIF Marseille-Provence
Juin 2021
[1] L’Allemagne accepte de verser 1,1 milliard d’euros à la Namibie pour le génocide historique de Herero-Nama | Allemagne | Le Guardian (theguardian.com)
[2] Joël Kotek, Afrique : le génocide oublié des Hereros, L’Histoire n° 261, janvier 2002. Disponible à l’adresse : Afrique : le génocide oublié des Hereros | lhistoire.fr
[3] Namibie – 11 août 1904 : Bataille de Waterberg et début du génocide (…) – Afriques en Lutte
[4] L’article de Daniel Marwecki, Singulières relations germano-israéliennes, nuance nettement le caractère « exemplaire » de la gestion de la mémoire de la Shoah mise en œuvre par la RFA depuis 1945. Disponible à l’adresse suivante : Singulières relations germano-israéliennes, par Daniel Marwecki (Le Monde diplomatique, avril 2020) (monde-diplomatique.fr)
[5] Outre le dossier réalisé par le Mémorial de la Shoah (Le génocide des Herero et Nama – Mémorial de la Shoah Mémorial de la Shoah (memorialdelashoah.org), on peut prendre la mesure du débat suscité par l’hypothèse d’une préfiguration de la Shoah dans l’article de Robert Gerwarth et Stephan Malinowski, L’antichambre de l’Holocauste ? À propos du débat sur les violences coloniales et la guerre d’extermination nazie, dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2008/3 (n° 99), pages 143 à 159 (disponible à l’adresse L’antichambre de l’Holocauste ? | Cairn.info)
[6] Voir la mise au point proposée par le site Justice Info : Génocide en Namibie : pourquoi l’offre de réparation de l’Allemagne n’est pas suffisante – JusticeInfo.net
[7] Voir l’éclairage apporté par La Fondation pour la Mémoire de la Shoah sur ce dispositif d’indemnisation : Claims Conference – Programme de compensation et de maintien à domicile | Fondation pour la Mémoire de la Shoah (fondationshoah.org)