L’enseignement de la Shoah n’a cessé d’acquérir une place grandissante dans les programmes scolaires, jusqu’à faire de l’école le lieu principal de l’acquisition des connaissances sur la Shoah. Certes, les résultats de la transmission demeurent corrélés au niveau d’éducation : en s’élevant, celui-ci assure une plus grande solidité du savoir. Or, malgré cette solidité, non seulement l’antisémitisme ne recule pas, mais il progresse. Cela signifie que la connaissance de la Shoah ne garantit nullement contre la haine des Juifs. Pourquoi, dès lors, continuer à enseigner la Shoah ? L’enseignement de la Shoah peut-il continuer à être tenu pour l’antidote exclusif à la propagation de l’antisémitisme ?
Un enseignement indispensable[1]…
C’est dans les années 80 que l’histoire du génocide des Juifs est introduite dans les programmes d’histoire. Cette entrée « officielle »[2] résulte d’une sensibilisation accrue de l’opinion publique à l’égard de la montée de l’antisémitisme. Deux circonstances ont tout particulièrement contribué à cette sensibilisation. Il y a eu d’abord une prise de conscience croissante de la responsabilité du régime de Vichy et de la France dans la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Les polémiques soulevées par l’attitude du président François Mitterrand à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv en 1992 ont contribué à accroître ce phénomène. À cela, il faut ajouter l’inquiétude croissante de l’opinion à l’égard de la recrudescence du négationnisme. En effet, dans les années 70 et 80, l’extrême droite trouve dans l’instrumentalisation de la négation du génocide des Juifs le moyen d’accroître son influence politique. Les premiers succès électoraux du Front national renforcent cette orientation et accroissent l’inquiétude de l’opinion. À la fin des années 80, l’intégration de la Shoah dans les programmes d’histoire s’impose comme le gage d’une lutte plus efficace contre l’antisémitisme. En fait, le terme « Shoah » n’apparaît que tardivement et seulement dans le programme de l’enseignement de spécialité, « histoire-géographie, géopolitique et science politique ». C’est la qualification juridique, avec l’expression « génocide des Juifs », qui, en France, a la préférence des programmes d’histoire. Pourquoi cette histoire a-t-elle pris une place cruciale dans la prévention de l’antisémitisme ?
C’est le cas en terminale où, à la faveur de l’histoire de l’Allemagne nazie, de la Seconde Guerre mondiale et de la France de Vichy, la question de l’antisémitisme est plus particulièrement mise en valeur dans les séries, générale et technologique ; un peu moins dans la série professionnelle. Ce sont des contenus d’enseignement qui offrent l’opportunité de présenter l’antisémitisme comme une racine idéologique majeure des politiques de discrimination qui ont conduit l’Allemagne nazie à entreprendre l’extermination des Juifs et la France de Vichy à y collaborer avec d’autres États en Europe, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le rôle de la propagande avec sa capacité à réactiver des stéréotypes antisémites peut à cette occasion trouver sa place parmi les explications à l’adhésion des populations aux politiques raciales. Il est possible de voir ce que cet antisémitisme doit à un autre épisode où il tient une place majeure, l’Affaire Dreyfus, étudiée en première. Cependant, il est difficile de remonter à des périodes plus lointaines ou, à l’inverse, d’explorer ses manifestations dans le temps présent.
… mais insuffisant[3]
Les programmes inscrivent l’étude de l’antisémitisme dans des épisodes précis de l’histoire, essentiellement l’Affaire Dreyfus et la Shoah, ce qui a pour conséquence de l’installer dans des bornes chronologiques étroites : de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Il est alors difficile, voire impossible, de mettre en perspective un phénomène qui existe depuis bien plus longtemps. Comprendre comment les stéréotypes antisémites ont évolué au fil du temps jusqu’à leurs manifestations actuelles s’avère être une tâche complexe, car les programmes ne permettent pas de tisser des liens entre l’antisémitisme contemporain et l’antijudaïsme antique et médiéval. Il est, par ailleurs, crucial de ne pas se contenter d’analyser uniquement le rôle joué par le passé, mais aussi de prendre en compte les facteurs plus récents qui alimentent la haine des Juifs. En effet, cette approche tronquée de l’antisémitisme conduit à la conclusion erronée que les idéologies d’extrême droite sont la seule source de l’antisémitisme alors, qu’en réalité, les idéologies situées à gauche, telles que l’anti-impérialisme, le tiers-mondisme ou l’antisionisme, contribuent également à l’alimenter et le font, quelquefois, en empruntant les habits de l’antiracisme. C’est notamment le cas quand la critique de la politique des gouvernements d’Israël se mue en hostilité de principe à l’égard de l’existence même de l’État d’Israël, sans tenir compte de la résurgence des stéréotypes antisémites, comme le font certains courants politiques d’extrême gauche.
Ce qui précède pourrait laisser supposer un parti-pris, celui de préférer une défense intraitable de la lutte contre l’antisémitisme à l’exclusion de celle contre toutes les autres formes de racisme. Il n’en est rien. Il faut, au contraire, saluer l’importance que les programmes accordent aux autres génocides, ainsi qu’à l’esclavage atlantique ou encore à la colonisation qui ont constitué les terreaux du racisme. L’étude de ces phénomènes révèle les stéréotypes et les préjugés qui classent et même parfois hiérarchisent des groupes de personnes, autrefois en fonction de caractéristiques biologiques et désormais plutôt selon des critères culturels. Il ne fait guère de doute que l’étude des mécanismes qui nourrissent l’hostilité à l’encontre de populations permet de mieux comprendre ce qui rapproche le racisme de l’antisémitisme, sans toutefois le confondre.
Contrairement à ce que l’on peut lire ou entendre quelquefois, la prévention de l’antisémitisme n’est pas oubliée par les programmes. Elle y est même très anciennement présente, associée à l’antiracisme. Cependant, s’il est possible de dégager quelques points communs entre l’antisémitisme et le racisme, il reste toutefois difficile de les distinguer, car les choix qu’imposent les programmes ne permettent pas d’étudier leur histoire sur le temps long. Heureusement, les programmes scolaires ne représentent qu’un aspect, certes central, de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Ils peuvent être renforcés par des initiatives éducatives qui relèvent de thématiques transversales et mobilisent des pratiques pédagogiques qui s’écartent de la forme scolaire traditionnelle. On y reviendra.
Gérald Attali
Président de la commission « éducation, mémoire et transmission » du CRIF Marseille-Provence
[1] Le Vadémécum Agir contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine Vademecum, mis à jour en juin 2024, propose un panorama complet des programmes avec la fiche intitulée Prévenir le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine par les enseignements. Disponible à l’adresse : https://eduscol.education.fr/document/1630/download?attachment
[2] De nombreux enseignants d’histoire n’ont pas attendu que ces questions soient inscrites dans les lois pour les aborder en classe.
[3] Benoit Drouot, Enseignement : de la mémoire de la Shoah à l’histoire de l’antisémitisme et des racismes, Revue Alarmer, mis en ligne le 27 avril 2020, https://revue.alarmer.org/de-la-memoire-de-la-shoah-alhistoire-de-lantisemitisme-et-des-racismes/