De la nécessité de renoncer au mythe d’une guerre courte
Guerre en Ukraine
S’il est un mot dont l’usage est galvaudé, c’est bien celui de guerre. Dernière illustration de cette réalité, le confinement justifié dans un discours prononcé le 16 mars 2020 où le président de la République martèle à plusieurs reprises « c’est la guerre ! » La guerre que mène la Russie contre l’Ukraine nous fait revenir au sens premier de conflit armé entre deux États (mais ça peut être aussi des empires, des tribus, etc.) et aux illusions qu’elle génère. Prenons quelques exemples.
Guerre éclair ? On la prédisait alors que l’invasion était imminente et que l’armée russe semblait capable de ne faire qu’une bouchée de la modeste armée ukrainienne. Le conflit semblait à ce point dissymétrique qu’il était difficile de prévoir une autre issue. Certes, Kiev pourrait tomber dans les heures qui viennent, mais après plus d’une semaine de combats, il est désormais acquis que la guerre sera beaucoup plus longue que ce que beaucoup d’experts avaient prévu.
Comment vit-on cette mutation ? On peut reprendre une opposition sur laquelle se sont penchés les historiens de la Première Guerre mondiale, celle qui sépare la guerre imaginée de la guerre réelle. Avant que la guerre ne débute et dans les premiers moments d’affrontement, la guerre est pensée à l’aide des représentations laissées par les conflits passés et avec une perception du déséquilibre des forces qui fait espérer — ou craindre — la défaite du plus faible des deux belligérants. Les destructions et les morts entraînés par le conflit sont généralement de terribles révélateurs d’un temps nouveau, celui de la guerre réelle. L’Europe n’ayant plus connu de conflit sur son sol depuis très longtemps, le choc entre guerre imaginée et guerre réelle n’en est que plus grand. C’est la stupéfaction qui prévaut. Le déploiement massif de forces conventionnelles, la volonté de chasser le pouvoir en place à Kiev, le bombardement de populations civiles et, depuis peu, les menaces sur des centrales nucléaires, tout cela traduit une « montée aux extrêmes » dont la rapidité ne peut qu’effrayer des sociétés jusque-là en paix.
À la dissymétrie des forces, s’ajoute une profonde différence de résolution de chacun des deux camps. Alors que la Russie a d’emblée affiché sa volonté d’aller, si nécessaire, jusqu’à une guerre absolue, la population ukrainienne a semblé être frappée de sidération dans les premiers moments de l’affrontement ; comme si les nombreuses épreuves qu’elle a déjà traversées — annexion de la Crimée, sécessions dans le Donbass, cyberattaques, etc. — ne l’avaient pas un peu préparée aux violences qu’elle affronte. Le rapport des forces pourrait-il s’inverser ? Difficile de répondre à une telle question pour le simple citoyen. Constatons cependant qu’un certain nombre de signes pourraient le laisser supposer.
Faute de moyens analogues à ceux de la Russie, l’Ukraine a tout à craindre d’une bataille décisive avec l’armée russe. La dissymétrie des forces lui impose de préférer l’embuscade au combat frontal, l’esquive au contact direct, l’escarmouche à l’offensive minutieusement préparée. C’est la voie dans laquelle elle semble vouloir s’engager en réclamant aux Occidentaux une livraison accrue de lance-missiles portables et la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Cette évolution coïncide avec une profonde mutation de l’attitude de la population ukrainienne. Si l’exode de civils a pris une ampleur considérable, il a surtout concerné les plus fragiles, les personnes âgées et les enfants. En refusant de quitter Kiev et en adoptant une communication martiale, le président ukrainien, Zelinski, a galvanisé l’esprit de résistance des Ukrainiens et mis fin à l’effet de sidération des premiers jours du conflit. Ce renversement d’attitude est sans doute l’aspect le plus important pour l’avenir de ce conflit, car si l’armée russe est constituée de bons professionnels bien équipés, elle combat dans le cadre d’une opération relativement lointaine un peuple qui lui a été longtemps présenté comme « frère » et qui, depuis peu, a pris conscience qu’il se battait pour sa survie. Si pour le pouvoir russe, la défaite n’est pas une option, elle pourrait ne pas l’être davantage pour la population ukrainienne.
Cette évolution montre que nous sommes sortis des illusions auxquelles les phases d’immédiate avant-guerre et d’entrée dans le conflit confèrent traditionnellement un bref épanouissement. Il n’aura fallu qu’une semaine pour que se dissipe le fantasme de la guerre éclair, moins d’une dizaine de jours pour que s’effondre la croyance dans une reddition rapide du peuple ukrainien et quelques heures de plus pour que s’estompe le mirage d’une guerre qui ne nous touchera pas.
Gérald Attali, 9/3/2022