Brève mise au point
Signé le 24 octobre 1870, le décret Crémieux étend la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, soit environ 37 000 personnes. C’est une naturalisation collective qui est octroyée dont la portée doit être examinée attentivement, mais, auparavant, il est nécessaire de présenter quelques éléments du contexte.
La signature de ce décret intervient en pleine guerre franco-prussienne, à un moment où, à la suite de la défaite de Sedan, le 2 septembre, et de la capture de Napoléon III, le Second Empire s’effondre. La République est proclamée à Paris le 4 septembre 1870, mais le siège de Paris par les Prussiens contraint le gouvernement provisoire à se replier à Tours pour poursuivre la guerre. Adolphe Crémieux, ministre de la Justice de ce gouvernement de la Défense nationale, prend alors une série de décrets destinés à réglementer la vie en Algérie, dont le plus connu est celui qui accorde la citoyenneté aux Juifs d’Algérie.
« Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel, seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française. Toute disposition législative, décret, règlement ou ordonnance contraires sont abolis. »
L’adoption de ce décret s’inscrit dans le contexte plus global de la colonisation de l’Algérie. Progressivement — et difficilement — conquise à partir de 1830, l’Algérie est élevée au rang de « territoire national » en 1848 avec la création des départements. La question du statut des habitants — désormais libérés de la sujétion ottomane — qui peuplent ce territoire devient alors une préoccupation nationale.
Quel statut octroyer aux autochtones d’Algérie ?
La question s’est posée dès 1830 aux autorités coloniales. Le Traité de capitulation signé par le bey d’Alger le 5 juillet 1830 apporte une réponse qui peut apparaître comme généreuse : la France s’engage « à ne pas porter atteinte à la liberté des habitants de toutes classes et à leur religion ». Il garantit le respect des statuts personnels qui découlent des droits musulman et mosaïque, voire des coutumes kabyles. Cependant, très vite, cette promesse est démentie par l’Ordonnance royale du 24 février 1834 qui fait de l’Algérie une colonie de la France. En effet, si cette ordonnance octroie la nationalité française aux musulmans et aux juifs, elle ne leur reconnaît aucun des droits civils et politiques attachés aux autres Français. De plus, les autochtones sont peu à peu soumis à un ensemble de pouvoirs disciplinaires, confiés à l’administration française, et qui définissent des infractions spéciales rassemblées progressivement dans ce qui deviendra en 1881, le Code de l’indigénat. Le respect de leurs statuts personnels n’est plus que le pendant d’une « citoyenneté de sujet » pour reprendre l’expression de Patrick Weil.
Le Sénatus-consulte promulgué par Napoléon III en 1865 a ouvert une brèche avec la possibilité d’obtenir la « pleine nationalité ». Elle est offerte aux indigènes, aux musulmans et aux juifs, de même qu’aux étrangers ayant résidé pendant trois ans en Algérie. C’est une procédure individuelle qui impose à l’indigène ou à l’étranger de faire une demande personnelle. De ce fait, elle n’eut qu’un faible retentissement[1], car il n’était pas si facile pour un indigène d’afficher, par une telle sollicitation, sa rupture avec un statut personnel qui lui garantissait la protection de sa communauté.
Portée et enjeux du décret Crémieux
La IIIe République rompt avec cette politique avec l’octroi d’une naturalisation collective à tous les juifs d’Algérie par le décret Crémieux du 24 octobre 1870. Présentée comme la réalisation d’une promesse d’émancipation des juifs d’Algérie, cette décision s’inscrit dans un processus à la fois plus ancien et plus global.
Les juifs d’Algérie sont perçus comme une minorité « assimilable », car déjà intégrée dans le cadre religieux et culturel français. En effet, dès les débuts de la colonisation de l’Algérie, les Juifs de France, bénéficiaires du décret d’émancipation de 1791, font pression sur le gouvernement de Louis-Philippe. Il s’agit pour le Consistoire central des israélites de France de soustraire les « indigènes » juifs aux discriminations imposées par la dhimma, mais aussi à l’influence de rabbins algériens, jugés « fanatiques » et « illettrés ». Le sénatus-consulte de 1865 est donc accueilli avec beaucoup de satisfaction par les libéraux et surtout les Juifs de France, car ils espèrent que les Juifs algériens vont entamer massivement des démarches pour accéder à la citoyenneté française. Or, il n’en a rien été. Dès lors, beaucoup en France et en Algérie estiment que seule une attribution automatique et autoritaire de la citoyenneté est à même d’entraîner la naturalisation des Juifs d’Algérie.
Comment le décret Crémieux a-t-il été accueilli par les Juifs d’Algérie ?
Quand on sait combien le décret Crémieux est aujourd’hui encensé comme accomplissement de l’œuvre émancipatrice de la République, on ne peut être que très surpris par les réactions qui l’ont accueilli et les critiques dont il a été la cible dans les années qui ont suivi.
Il ne fait guère de doute que la naturalisation collective obtint l’adhésion de nombreux Juifs, notamment ceux installés dans les centres urbains. Cependant, sa mise en œuvre doit beaucoup aux Juifs de France, qui ont largement soutenu le décret. Ceux-ci étaient convaincus — à l’image d’Adolphe Crémieux, par ailleurs président de l’Alliance israélite universelle — que la naturalisation allait entraîner un processus de régénération, analogue à celui que les Juifs de France avait connu, et qui allait permettre d’extraire le judaïsme algérien de l’arriération sociale, morale et religieuse dans laquelle la dhimma l’avait jusque-là maintenu. Il n’en a rien été ou plutôt, ce processus s’est heurté à de fortes résistances sur le terrain ! Et ceci pour plusieurs raisons, dont deux sont directement liées au traditionalisme du judaïsme en Algérie.
Il y a, tout d’abord, son organisation clanique, antérieure à la conquête, et qui ne disparut pas du jour au lendemain. Elle se prolongea bien au-delà de la signature du décret par la mainmise sur les lieux de culte par des réseaux familiaux rétifs à l’autorité consistoriale promue par les rabbins de France. La fragmentation communautaire faisait obstacle à la politique de modernisation que les consistoires étaient censés mettre en œuvre avec des rabbins missionnés par le consistoire central. Le second obstacle découle du premier, car, contrairement au modèle métropolitain, où les ministres du culte sont désignés par le consistoire, beaucoup de rabbins étaient en Algérie choisis, comme autrefois, par les communautés, encore et pour longtemps, dominées par des réseaux familiaux. La persistance de ce recrutement a représenté une forme de résistance locale au modèle d’organisation religieuse imposé par la métropole ; elle a, également, favorisé le maintien d’une autorité rabbinique dont l’enracinement reposait sur une conception très traditionnelle de la vie religieuse. Il y eut donc bien dans les années qui suivirent la naturalisation une partie non négligeable des Juifs — difficile à évaluer —, qui souhaita conserver le statut personnel mosaïque.
Si la naturalisation a permis l’intégration républicaine des Juifs d’Algérie, en revanche, le cadre communautaire perdure, certes à cause de la pauvreté extrême et de l’illettrisme de beaucoup, mais aussi en raison de l’opposition des structures traditionnelles rétives à la centralisation consistoriale.
Avec le décret Crémieux, la République étendait la mission civilisatrice de la France avec la naturalisation des Juifs d’Algérie. Pourtant, cette mission était loin de faire consensus en France comme en Algérie.
Les limites du consensus émancipateur : d’un décret à l’autre
Parmi les colons français, où l’antisémitisme était déjà bien ancré chez beaucoup d’entre eux, l’opposition à cette décision s’est considérablement accrue lorsqu’ils ont réalisé une conséquence politique imprévue. En effet, le décret n’eut pas seulement pour conséquence le rattachement des Juifs à la loi commune, ils détenaient désormais une parcelle de la souveraineté nationale : le droit de vote. Or, celui-ci leur conférait un poids électoral réel. Leur intégration dans la vie politique bouleversait les rapports de force locaux, car les juifs d’Algérie votaient souvent pour les candidats républicains ; cela ne pouvait que provoquer l’ire des conservateurs et exacerber les préjugés antisémites.
Aussi, quand Adolphe Thiers parvint au pouvoir en 1871, soutenu par une majorité parlementaire conservatrice, le gouverneur de l’Algérie, l’amiral de Gueydon, demanda l’abrogation du décret Crémieux. Si celui-ci ne fut finalement pas supprimé, sa portée fut restreinte par le décret du 7 octobre 1871, dit « décret Lambrecht ».
En effet, le décret Crémieux s’appliquait aux « indigènes israélites des départements d’Algérie », mais sans que le sens du terme « indigène » ne soit clairement défini. C’est ce terme que le décret Lambrecht s’applique à préciser en indiquant que, par « indigènes israélites », il faut entendre les israélites nés en Algérie avant la conquête ou nés de parents établis en Algérie lors de la conquête. Ce qui eut pour conséquence de restreindre automatiquement le périmètre de la naturalisation, d’une part, parce que, pour en bénéficier il fallait désormais faire la preuve d’une appartenance à l’indigénat israélite antérieure à la conquête et, d’autre part, parce que les Juifs immigrés du Maroc ou de Tunisie en sont exclus.
Conclusion
Contrairement à une idée reçue, le seul décret Crémieux ne règle pas entièrement la question de la nationalité des Juifs d’Algérie. S’il accorde une naturalisation collective aux « Juifs indigènes » d’Algérie, il est loin de mettre un terme aux oppositions à l’extension de la citoyenneté aux Juifs ; sa portée est d’ailleurs considérablement réduite par le décret Lambrecht de 1871, qui exclut certains groupes : Juifs marocains et tunisiens immigrés en Algérie, ainsi que les Juifs mozabites (après l’annexion du Mzab en 1882).
L’étude du décret Crémieux permet de découvrir la complexité qui s’attache aux processus de naturalisation. Complexité accrue en situation coloniale, car, dans le cas de l’Algérie, le statut des autochtones passe par différentes figures, de « l’indigène, juif ou musulman » à une citoyenneté sélective qui intègre les « Juifs indigènes », mais exclut une partie des Juifs immigrés et la plupart des musulmans.
À cet égard, le cas du décret Crémieux est un bon lieu d’observation des contradictions d’une République capable tout à la fois de faire preuve d’universalisme, au point de reconnaître aux Juifs tous les droits du citoyen, et d’ethnocentrisme quand cette même République fabrique une nationalité sans citoyenneté.
Gérald Attali
Président de la commission éducation, mémoire et transmission du CRIF Marseille-Provence
Bibliographie
Joëlle Allouche-Benayoun et Geneviève Dermenjian, « Les Juifs d’Algérie ». Histoire de ruptures, Presses universitaires de Provence, 2015. Disponible à l’adresse : https://doi.org/10.4000/books.pup.18272
Laure Blévis, En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865 – 1919). Dans Archives Juives 2012/2 Vol. 45, Éditions Les Belles lettres. Disponible à l’adresse : https://shs.cairn.info/revue-archives-juives1-2012-2-page-47?lang=fr
Denis Charbit, L’historiographie du décret Crémieux dans Les Juifs d’Algérie, Joëlle Allouche Benayoun et Geneviève Dermenjian, Presses universitaires de Provence, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pup.18277
David Nadjari, L’émancipation à « marche forcée » : les Juifs d’Algérie et le décret Crémieux. Dans Labyrinthe [En ligne], 28/2007 (3). Disponible à l’adresse : http://journals.openedition.org/labyrinthe/2893
Florence Renucci, Le débat sur le statut politique des israélites en Algérie et ses acteurs (1870-1943). Disponible à l’adresse : https://shs.hal.science/halshs-00599296v1/document
[1] « Seuls 1730 “indigènes” ont été naturalisés entre 1865 et 1919 sur 32 521 naturalisations (y compris celles des étrangers européens), surtout au regard des près de 4 900 000 “indigènes musulmans” recensés en 1921. Chez les Juifs algériens également la procédure ne semble pas avoir rencontré un franc succès. Seules 137 naturalisations sont prononcées entre 1865 et 1870 pour près de 34 000 Juifs en 1866. »
Laure Blévis, (2012). En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865 – 1919), Archives Juives, 45(2), 47-67. https://doi.org/10.3917/aj.452.0047.



