Pour l’opinion publique en France, la récente incarcération de Boualem Sansal à sa descente d’avion à Alger conforte l’image d’un écrivain en butte à l’hostilité du pouvoir algérien. Moins connue que celle de Kamel Daoud, à laquelle le prix Goncourt 2024 vient d’apporter une reconnaissance nationale et, on l’espère, internationale, l’œuvre de Boualem Sansal n’en est pas moins considérable. Elle mérite un peu plus qu’une bienveillance convenue.
Dans sa production littéraire, on retient surtout la dénonciation de l’islamisme radical. Pourtant, parmi les ouvrages les plus marquants de cet écrivain, il y a Le Village de l’Allemand, publié en 2008, qui permet d’entrevoir un autre volet de sa réflexion.
Au point de départ de la fiction, il y a une histoire vraie. Dans les années 80, alors qu’il n’est encore qu’un haut fonctionnaire du gouvernement algérien, Boualem Sansal découvre l’existence d’un village autrefois dirigé par un ancien nazi en Kabylie, dans la région de Sétif. Profitant du chaos qui règne en Allemagne en 1945 et avec l’aide des réseaux mis en place pour exfiltrer les nazis, le fuyard a d’abord trouvé refuge en Égypte avant d’être envoyé par Nasser en Algérie comme expert militaire auprès de l’ALN. Naturalisé juste après l’indépendance et converti à l’islam, cet homme a connu le même parcours que ces nazis qui ont pu continuer à vivre sans avoir à rendre de comptes sur leurs activités criminelles pendant la guerre. Pour certains d’entre eux, leur haine des Juifs a trouvé une oreille complaisante auprès de certains régimes arabes hostiles à l’établissement d’un État juif au Proche-Orient.
Sans entrer davantage dans un roman dont la critique a salué l’originalité de la trame narrative, il est important de souligner combien la force du langage littéraire met en lumière les angles morts et non-dits d’une histoire officielle largement phagocytée pour les besoins d’un régime autoritaire.
Grâce à de nombreux travaux de recherche, l’action des réseaux d’exfiltration des nazis, surtout vers l’Amérique du Sud est désormais bien connue en Occident. Elle l’est beaucoup moins dans les pays arabes. Or, parmi ceux-ci, certains ont accueilli une partie de ces nazis, l’Irak, la Syrie et l’Égypte, notamment. L’intérêt premier du roman est d’attirer l’attention sur un pan de l’histoire largement méconnue des opinions arabes. Cette ignorance est nettement confortée par la méconnaissance de la Shoah dans beaucoup d’États arabes ; méconnaissance qui confine à l’hostilité en Algérie où le sujet est tabou et son enseignement considéré comme une trahison à l’égard des droits des Palestiniens.
Avec ce livre, l’écrivain Boualem Sansal se fait le passeur d’une histoire critique qui balaye les dogmes d’une pensée engoncée dans un antisémitisme traditionnel auquel l’islamisme radical redonne toujours plus de vigueur. L’homme a poussé loin la remise en cause de la vulgate musulmane, jusqu’à faire un voyage en Israël, se promener, kippa sur la tête, devant le Mur des Lamentations à Jérusalem — sacrilège suprême — et s’attirer ainsi les foudres de tous les « fous de Dieu », qui sévissent bien au-delà des frontières de son pays natal.
L’arrestation de Boualem Sansal survient dans un contexte diplomatique particulier. La presse française a relayé l’ire que cette arrestation avait suscitée en Algérie, en raison notamment de la visite d’État du président français Emmanuel Macron au Maroc. Au cours de celle-ci, il avait réaffirmé la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Les propos de Boualem Sansal sur l’appartenance de l’ouest de l’Algérie au Maroc au début de la colonisation française ont sans doute joué un rôle dans son arrestation, surtout dans ce contexte de tension avec la France. Cependant, ce qui a sans doute pesé plus que tout, c’est la possibilité de faire taire un homme libre dont la renommée s’est accrue, alors même que son œuvre est censurée en Algérie et qu’il est méconnu de la plupart de ses compatriotes.
C’est ce qui rend la défense de cet homme encore plus précieuse et la diffusion de ces idées plus nécessaire.
Gérald Attali
Président de la commission « éducation, mémoire et transmission » du CRIF Marseille-Provence