La revendication d’une plus grande intégration du judaïsme et des Juifs dans les programmes peut paraître présomptueuse. Les programmes ne sont-ils pas déjà très lourds ? Les multiples demandes d’approfondissement des connaissances portées par des groupes ou des communautés ne risquent-elles pas de transformer l’enseignement en une juxtaposition de mémoires concurrentes ?
Le défi de programmes souvent présentés comme déjà trop « lourds »
Il y a une réalité qu’il est difficile de nier. Les programmes scolaires français — et particulièrement ceux d’histoire — sont aujourd’hui soumis à une pression mémorielle croissante. Ils sont sommés de répondre à toutes les demandes de reconnaissance des mémoires des victimes ; celle des descendants d’esclaves et des populations ultramarines, celle des victimes de la guerre d’Algérie — harkis, rapatriés et Algériens — et celle des victimes d’attentats et du terrorisme, celle des déportés juifs ou des descendants des victimes de la Shoah, etc. Chaque revendication est légitime, car chaque mémoire porte en elle une exigence de connaissance. Cependant, cette pression mémorielle risque de transformer l’enseignement en une mosaïque de souffrances, au détriment d’une compréhension globale du passé. Plus grave, la saturation victimaire risque de détourner de l’essentiel : donner aux élèves une compréhension structurée et intelligible du passé.
Le judaïsme, une présence plurimillénaire
Dans ce contexte, l’histoire des Juifs apparaît comme un fil discret, souvent réduit à quelques heures en 6e et à la Shoah en 3e et en Terminale. Sur un mode provocateur, on peut affirmer que les programmes actuels en apprennent plus sur la façon dont les Juifs sont morts et presque rien sur leurs vies. Cette histoire tronquée ne permet pas d’appréhender la pluralité des mondes juifs ni d’inscrire ces derniers dans une continuité historique.
Réclamer une intégration accrue de la place des Juifs dans les programmes scolaires, ce n’est pas ajouter une mémoire de plus. Celle-ci bénéficie déjà d’une place importante, puisque, depuis les années 1990, la République a fait de l’enseignement du génocide des Juifs une référence majeure de la lutte contre l’antisémitisme. L’ambition de l’intégrer davantage ne relève donc pas d’un « ajout », mais de redonner à une tradition ancestrale une place fondamentale dans l’histoire européenne et méditerranéenne.
C’est aussi offrir aux élèves les outils pour comprendre les mécanismes d’exclusion, de citoyenneté et de pluralité culturelle. Leur présence plurimillénaire, leurs apports intellectuels, culturels et politiques, leurs débats internes et leurs figures emblématiques (de Rachi à Simone Veil) doivent être enseignés non comme une mémoire particulière, mais comme une composante essentielle de la mémoire collective de la Nation. Les Juifs ne sont pas une minorité périphérique : ils sont des acteurs majeurs de l’histoire méditerranéenne, européenne et française.
Privilégier la transversalité et former les enseignants
S’il ne s’agit pas d’alourdir les programmes avec des chapitres spécifiques, alors comment procéder pour élargir la place du judaïsme et des Juifs ?
Le judaïsme peut être abordé dans des chapitres déjà existants afin de montrer la continuité de la présence des Juifs dans l’histoire de la Méditerranée, de l’Europe et de la France. C’est à cette approche transversale qu’invitent les projets de programme pour l’école et le collège qui doivent être mis en œuvre à la rentrée 2026. En proposant quelques repères (l’émancipation en 1791 ou l’affaire Dreyfus), la comparaison avec d’autres monothéismes (surtout le christianisme dans l’Empire romain) ou avec des non-chrétiens (comme dans l’Occident chrétien médiéval), ils n’ajoutent pas une mémoire concurrente, mais font du judaïsme une composante constitutive de l’histoire commune, en transversalité et en dialogue avec les autres récits.
Certes, c’est encore loin de rompre avec une histoire fragmentée du judaïsme, néanmoins, c’est une dynamique qui ne peut que croître, surtout si elle peut compter sur une incarnation par l’introduction de figures majeures et bénéficier des apports d’autres disciplines, comme la littérature, les arts plastiques, les sciences de la vie et de la terre, etc. Tout cela suppose malgré tout un effort considérable de formation des enseignants. Seule cette clé leur permettra de doter les programmes des ressources nécessaires pour déconstruire les préjugés et établir des liens entre l’histoire juive et les enjeux actuels de la lutte contre l’antisémitisme et l’antisionisme.
Conclusion
La question n’est pas de savoir si l’on doit « ajouter » le judaïsme aux programmes, mais comment le restituer dans une histoire globale, structurée et citoyenne. Loin d’être une mémoire concurrente, l’histoire juive est une clé pour comprendre les mécanismes d’exclusion, les dynamiques de citoyenneté et la pluralité des cultures. C’est en l’intégrant transversalement, en formant les enseignants et en donnant des visages à cette histoire que l’école pourra concilier les multiples demandes d’approfondissement et rester fidèle à sa mission : éclairer le passé pour armer intellectuellement les citoyens de demain.
Gérald Attali
Président de la commission éducation, mémoire et transmission du CRIF Marseille-Provence
21/11/2025



